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ÉLéments II | Musée d’Art He Xiangning | Photo. Shao Yi & Libiao | Anne Katrine Senstad ©
sommaire
ANNE SENSTAD
Homemade
Explorateur
Édito
L’espace du quotidien
Alors que la période actuelle nous pousse malgré nous à revisiter l’espace domestique, Gaston Bachelard nous ouvre des pistes en abordant notre refuge tour à tour sous les angles du nid, de la coquille, des coins, ou de l’immensité intime. Dans La poétique de l’espace, il écrit en 1957 que : « Toujours, imaginer sera plus grand que vivre. » N’est-ce pas l’un des rôles de l’Art de nous aider à imaginer et ainsi de nous ouvrir des perspectives inexplorées jusqu’alors ?
Les penseurs sont aussi source d’inspiration pour les artistes. C’est le cas d’Anne Senstad, qui a créé son exposition How to Live Together à partir du cours éponyme donné au Collège de France en 1977 par Roland Barthes, au sous-titre évocateur de Simulations romanesques de quelques espaces quotidiens…
Si les portes de la perception étaient purifiées, chaque chose apparaîtrait à l’homme comme elle est, infinie.
William Blake
Une expérience cognitive
PERCEPTION
ANNE SENSTAD
Éric de CULTURAMA : Votre Radical Light suggère que dans votre travail l’innovation technique est centrale pour améliorer la vie humaine. Plus généralement, comment décririez-vous votre démarche artistique ?
Anne Senstad : Mes installations impliquent de multiples couches de travail interdisciplinaire et peuvent améliorer le bien-être du public. Je décrirais ma démarche artistique à travers la musique. Au moment où j’écris ceci, j’écoute Miles in the Sky de Miles Davis. Ce morceau me rappelle comment je commence souvent par des concepts dans un état d’esprit de pure créativité et d’inspiration, où l’inconscient se manifeste. J’avance ensuite dans le premier plan conscient et pratique, où, mentalement, je réarrange les éléments esthétiques, conceptuels et philosophiques essentiels à l’œuvre à venir, pour obtenir un tout cohérent. Donc, tout se passe conjointement et séquentiellement, physiquement et techniquement, mentalement et inconsciemment.
Durant ce processus, j’analyse le système cognitif et l’aspect humain de l’expérience ; comment la lumière, la couleur, la matière et l’ensemble du dispositif seront expérimentés et perçus par le corps humain, comment ils affectent notre bien-être. Par exemple, on peut dire que l’exposition à une quantité importante ou concentrée d’une certaine couleur (ou à des combinaisons de couleurs) affecte notre état physique au niveau cellulaire, et conjointement, nos états mentaux et émotionnels.
Elements III Blue | Galerie SL | Open Art Advisory | Anne Katrine Senstad ©
Towers of Babel | Galerie Yi | Nouvelle Vague Art Spaces | Patioo Monoroom | Anne Katrine Senstad ©
Eric : Le son et la musique jouent un rôle essentiel dans votre travail pour offrir au public une expérience sensorielle unique. À titre d’exemple, Radical Light est le fruit d’une collaboration avec JG Thirlwell pour créer une installation complexe, et Elements III-Blue a été accompagné par The Well-Tuned Marimba de Catherine Christer Hennix. Comment choisissez-vous vos environnements sonores ?
Anne : La conception de l’environnement sonore est une autre forme de création d’une expérience cognitive. Le son, tout comme le langage, modifie le domaine des idées ; c’est l’une des formes les plus élevées de communication et d’expression. Le son, en dialogue avec l’espace, et en correspondance avec les informations visuelles, permet un impact plus important.
J’ai été inspirée et guidée par le son dès mon plus jeune âge. Je vois la musique comme un outil de précision. Les parallèles entre l’Art visuel, les phénomènes sonores et le langage humain amplifient l’effet global, et élaborent ainsi des expériences plus profondes. Généralement, j’invite JG Thirlwell à composer le son d’une œuvre dont j’ai déjà développé les idées et la structure. Il écrit ensuite une nouvelle pièce basée sur nos discussions et l’idée originale. Ses compositions sont basées sur son propre langage ; celui-ci se définit par sa capacité à incarner l’immensité. Les gens ont généralement une perception de l’espace audible et de l’espace en général ; on peut réagir au bruit de l’océan, du vent, ou à l’écho dans une cathédrale. Le processus créatif de JG Thirlwell complète le mien, et il existe dans notre collaboration un respect mutuel de nos langages respectifs.
Elements I | Galerie Athr | Photo. Galerie Athr | Anne Katrine Senstad ©
Quant à Catherine Christer Hennix, nos idées et nos approches philosophiques sont profondément entrelacées. En tant que polymathe, elle possède une richesse unique de connaissances et d’expériences en musique, découlant de son passé de musicienne de jazz dans les années 60-70, où elle a joué avec Don Cherry sur la bande originale de La montagne sacrée d’Alejandro Jodorowsky. Son expérience du son minimaliste lui vient de ses collaborations avec le philosophe et musicien Henry Flynt, ainsi qu’avec LaMonte Young et sa partenaire Mariela Zazeela.
De plus, elle s’intéresse aux sciences, à la philosophie, aux mathématiques et à la vie spirituelle ; aujourd’hui elle est une soufie pratiquante. Nous sommes toutes deux femmes artistes et nous faisons face aux mêmes problèmes dans le monde de l’Art. Sa hiérarchie de pouvoir dominée par les hommes n’a pas beaucoup changé, sauf qu’aujourd’hui la spéculation se tourne vers de nouvelles formes d’impérialisme, pourrait-on dire.
Les compositions d’Hennix m’inspirent profondément, tout comme celles de JG Thirlwell, et sont des voyages intenses à part entière. Leurs œuvres sonores, que j’ai incluses dans mes installations, s’harmonisent naturellement avec ma voie créative. J’ai également travaillé sur une pièce avec Ulf Knudsen, musicien et compositeur. Je l’ai invité à créer une composition pour flûte dans le cadre d’une courte vidéo documentaire sur une installation de 2013, Tears on a Coffin. Il a élaboré une pièce magnifique et envoûtante, qui correspond aux préoccupations thématiques de l’installation ; accompagnée du bruit urbain fusionné avec la flûte, cette vidéo illustre la perte dans nos sociétés des sentiments d’identité et d’authenticité.
Tears on a Coffin | No Longer Empty | Ulf Knudsen & Anne Katrine Senstad ©
Eric : Vous êtes artiste mais aussi féministe. Qu’est-ce qui vous a semblé le plus difficile durant votre carrière artistique ?
Anne : Je dirais que je suis avant tout humaniste. Dans ce terme, il y a égalité, respect universel et dignité pour tous les êtres humains. Dans le monde d’aujourd’hui, pourtant, le pouvoir est morcelé à travers nos systèmes capitalistes et impérialistes, les femmes restent donc au mieux des citoyennes de seconde zone, privées de leur autorité souveraine en tant qu’êtres humains. C’est un thème complexe qui ouvrirait une autre discussion. Cependant, j’apprécie les défis. Les problèmes techniques et logistiques nous permettent d’apprendre et d’élargir nos connaissances artistiques. Tout est possible, à mon avis. Ce que je qualifierais de défi «sérieux» se situe probablement au niveau relationnel. Malheureusement, dans le monde de l’Art, comme dans tout domaine qui implique de l’argent et du pouvoir, vous rencontrez beaucoup d’escrocs, de mercenaires et autres. Personnellement, j’ai vécu quatre ou cinq événements malheureux qui ont déstabilisé ma carrière ou secoué ma vie personnelle, gaspillant inutilement mon temps et mon argent. Il s’agit d’une forme de comportement prédateur qui ruine l’Art, les processus créatifs et les collaborations artistiques. Comme dans toute industrie, être un artiste consiste en partie à garder les yeux et les oreilles ouverts lors de la navigation dans le paysage des relations. Il est sage de se préparer à d’éventuels pertes et dommages pour le travail investi, même avec les contrats et les garanties en vigueur. Mais comme nous le voyons aujourd’hui avec la pandémie, personne ne peut savoir ce que demain nous prépare. En fin de compte, on aimerait proposer une œuvre significative et entretenir des collaborations saines.
Extrait de Mônosis/Monosis | Basé sur Comment vivre ensemble | Anne Katrine Senstad ©
Eric : Vous faites partie des artistes qui ont continué à créer lors du confinement aux États-Unis. Parlez-nous de l’exposition How We Live Together que vous avez réalisée en juillet dernier à la Yi Gallery de New York.
Anne : Réussir How We Live Together était très important pour moi. Il s’agissait d’une déclaration politique et philosophique sur la condition humaine pendant la pandémie ; elle traitait de ce que nous traversions tous, via une optique critique et contemplative, alors que la situation se déroulait en temps réel. En même temps que l’exposition, j’ai développé une collaboration cinématographique avec l’acteur de cinéma et de télévision Bill Sage, qui, pendant de nombreuses années, a collaboré avec le réalisateur indépendant Hal Hartley. Il a joué dans des films comme American Psycho et des émissions de télévision comme Law & Order ou Boardwalk Empire. Ironiquement, selon Baudrillard, American Psycho met en lumière des aspects d’un cauchemar sociétal postmoderne auquel on est actuellement confronté.
Le théâtre et le cinéma étant surtout dépendants du public, ce domaine culturel est toujours en mutation, avec un avenir incertain. Je réfléchissais à de nouvelles façons de raconter des histoires, tout en repensant au rôle et à l’impact du théâtre radiophonique traditionnel et à sa nature cinématographique. Dans ce format, j’ai commencé à collaborer à distance avec Bill Sage sur une série de performances-monologues qui s’inspirait d’un chapitre de Comment vivre ensemble par Roland Barthes. Utopie/Utopia et sa continuation Mônosis/Monosis sont des autobiographies sur l’isolement.
Cette œuvre traite des réflexions de Barthes à travers divers formats de vie idiorrythmiques pour comprendre ce à quoi nous sommes confrontés : vivre comme des moines, marginalisés, séparés de nos proches. Il s’agit d’états mentaux qui induisent l’incapacité d’être libre, d’être créatif. C’est aussi un commentaire sur la crise pandémique. Le film a été présenté pour la première fois dans la galerie Yi et pendant Art’s New Natures Digital Dynamics in Contemporary Nordic Art au Streaming Museum.
Portal for perpetuity | Galerie Airmattress | Galerie Freight+Volume | Anne Katrine Senstad ©
Eric : Comment la crise sanitaire a-t-elle modifié la vie des artistes ?
Anne : En tant que créatifs, nous voyons de nouvelles alternatives, où les artistes et la communauté culturelle, dans une vision avant-gardiste, réinventent le vivre-ensemble avec la possibilité d’impacter le monde de l’Art. Cette créativité tient sa source dans la liberté d’esprit et de parole qui existe dans l’univers de l’artiste. La résilience, l’inventivité et le sens de la communauté, qui se sont renforcés après presque neuf mois de crise sociétale complète, ont révélé des faiblesses de nos systèmes que l’on refusait de voir auparavant.
On est désormais dans un marathon continu de crises multiples, avec, simultanément, des élections, des guerres de communautés et de classes, des catastrophes écologiques et biologiques. Nous traversons une époque de changements énormes. Il est vital de revisiter le vrai sens des choses et de renforcer l’idée du bien commun, du bien souverain, pour la survie de l’espèce humaine, comme Barthes l’a proclamé dans son Comment vivre ensemble.
Anne Katrine Senstad dans son Radical Light | Kai Art Center | Stella Saarts ©
HOMEMADE
PEPS & VITAMINES
CULTURAMA HOMEMADE est né bien avant l’émission homonyme de Netflix le 1er avril 2020 en plein confinement de la volonté d’une équipe de partager sa passion pour l’Art et le Design. Les moyens de production sont légers, et surtout distants les uns des autres, mais l’envie de faire l’emporte depuis le début sur les restrictions de liberté !
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